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LUKA

arstiste-peintre

extrait

 

Ainsi donc, se dirait le peintre, là-bas au loin, par-delà la baie, c’est le sud, c’est Rennes où tout commença ; c’est Lyon et les bars à jazz du vieux Saint-Jean ; c’est Aix-en-Provence et ces premiers portraits vendus aux passants du cours Mirabeau ; c’est Saint-Tropez miroitant dans mes yeux d’adolescent à baluchon.

Si le sud me fait face, alors les îles Marquises du grand Gauguin doivent se situer par là-bas, juste derrière le clocher de la cathédrale de Dol’. Et le Montmartre d’Utrillo doit se cacher là, derrière son semblable, le Mont-Saint-Michel.


Le peintre tendrait une oreille dans son dos, des fois qu’il y décèlerait les lointaines envolées des Beatles et des Stones, bande musicale d’une jeunesse que quelques notes à peine suffisent à faire rejaillir.


À l’ouest, il y serait, déboussolé au moment de situer Dylan, Joplin, et un périple de six mois dans les eaux glacées de Terre-Neuve, à bord d’un de ces navires dont on revient changé.
Alors il s’en référerait à la seule boussole qu’il n’ait jamais suivie en toutes circonstances : la sienne, qui pointe ailleurs. Ou plutôt qui pointe vers un ailleurs : le sien.
On pourrait aisément imaginer tout cela après avoir rencontré Jean-Claude Lucas, alias « Luka ».


Luka est un tout jeune septuagénaire installé depuis une quinzaine d’années à Cancale, dix à la barre de sa galerie située sur le port de la Houle, plein sud.


Le passant curieux qui en passe les portes est accueilli avec bonhomie et humour pince-sans-rire. L’œil du peintre est joueur, celui de l’observateur est aspiré par ces toiles figuratives, quoique nappées d’abstraction, happé par ces lignes épurées, résolument modernes, enfantant des rangées de bateaux qu’on croirait danser, des mers agitées qui fascinent sans effrayer et des marins accoudés au comptoir, vous dévisageant sans visage. Voilà un élément du décor qui interpelle immédiatement : la plupart des marins n’ont pas de visage.
— En fait, ils en ont, assure Luka.
— Ah ?
— Mais c’est à chacun de leur imaginer ce visage.


Si les marins de Luka ont donc mille visages, leur créateur en a quant à lui au moins deux, de son propre aveu.
Il y a « Lucas », ainsi que tous le nomment ici. Sa porte est toujours ouverte aux musiciens de Cancale ou d’ailleurs, amateurs ou professionnels, amis de longue date ou d’un soir. Le peintre est à la guitare, à entonner du Brassens ou à improviser, Madame est à l’harmonica, quand elle n’accompagne pas Monsieur au chant. La « galerie Luka » figure même à la programmation des Bordées de Cancale, accueillant public et artistes lors de ce festival annuel de chants marins.


Et puis il y a Luka, le peintre solitaire, besogneux, possédé par une nouvelle idée d’une toile, anxieux au moment de l’ébaucher, de la créer, reprenant encore et encore le sujet jusqu’à sentir ce déclic intérieur, signal que ça y est, cette idée est assez mûre pour advenir, se faire toile.
L’un s’ouvre à un monde de partage, d’échanges, de rires.
L’autre s’enferme dans un monde de lin, de crayons, de pinceaux, de couteaux, de pâte à structure et de poussière de marbre.
Lucas et Luka cohabitent avec anarchie et rigueur.

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