TRISTAN CORBIÈRE
poète jaune
Une immense nappe jaune, diffuse, quelque part entre fleur de souffre, jaune d’or et jaune rire. Voyez l’humble voilier qui en est la source, mais surtout, voyez cet homme, adossé à la poupe, avec sa fine pipe d’un mètre de long…….......... c’est à lui que l’on doit toute cette fumée jaune, c’est elle qui gonfle les voiles du rafiot à chaque souffle du capitaine.
Il suit une drôle de trajectoire, manquerait presque de tomber dans le néant entre chaque bise jaune…
C’est un cotre, un de ces petits voiliers qu’on armait autrefois pour le combat, conçu pour fendre les eaux, plébiscité pour sa grande maniabilité.
Son imprévisible timonier est un Breton du XIXe siècle, issu d’une famille aisée, dont le père, ce héros, est auréolé d’un double prestige, celui d’avoir servi dans la flotte impériale, s’offrant même un séjour dans les geôles anglaises ; celui d’être un écrivain de marine reconnu, auteur d’une pièce maîtresse et fameuse :
Le Négrier.
C’est précisément ce nom que l’on devine peint sur la coque. Le fils, qui voue une admiration sans bornes au père, baptise ainsi son voilier — offert par le père — et dédie toutes ses fresques jaunes « à l’auteur du Négrier ». Depuis qu’il fut en âge de le lire, le garçon l’a tant répété à son père : « un jour, papa, moi aussi j’écrirai mon Négrier ».
Enfant, Édouard-Joachim est un petit bien loti : dorloté au sein d’un foyer bien bourgeois, une mère aimante, un père héroïque. L’enfant démontre très vite un esprit brillant, foisonnant, joueur, volontiers moqueur, mais avec talent. Seule ombre à cette toile marine un peu convenue : Édouard-Joachim est d’une faible constitution, sa santé inquiète.
À 14 ans, il part pour le pensionnat. Un déchirement pour lui. D’autant plus que l’existence commence à s’occuper un peu plus abruptement de son cas. Son corps et son visage se précisent : il sera maigre, lippu, prognathe : assez laid. Son esprit se précise : il sera flamboyant, rieur, insubmersible. Dédaigné par ses camarades, il goûte à la solitude ; assailli par les rhumatismes, il goûte à la souffrance physique. Comme il n’est pas jeune homme à se morfondre, il réplique à la vie par des dessins caricaturaux dont s’insurge son maître d’études ; il en devient le souffre-douleur. Tant pis, cela inspira à Édouard-Joachim plein de nouveaux dessins. Par ailleurs, il excelle en Français et en Latin. Le premier poème retrouvé de sa plume est une satire du chapeau de son professeur d’histoire : l’Ode au chapeau.
Sa santé se dégrade si vite qu’il est contraint de quitter le pensionnat avant le Baccalauréat. Il se rêvait grand navigateur, grand écrivain, tout comme son père ; alors celui-ci lui fait installer un petit bateau dans la chambre de son fils et le laisse écrire à ses côtés dans la bibliothèque familiale.
La famille entreprend tout ce qu’elle peut pour soigner son jeune cacochyme : on l’envoie dans les meilleures cures du pays, on l’emmène en voyage, on essaye tout, tout. À dix-sept ans, on le sait déjà condamné à une courte existence.
Édouard-Joachim Corbière décide de devenir Tristan Corbière : « triste en corps bière ». Tristan ère aux côtés d’un chien qu’il a nommé Tristan. À Roscoff, les habitants s’intriguent de ce marginal au visage blême sous d’improbables chapeaux, discutent de cet escogriffe aux jambes comme des échasses plantées dans de trop larges bottes. On le voit glisser sur le quai, la tête bien droite. On le sait fils d’un père illustre, mais on s’en inquiète quand même un peu, mélange de pitié et de crainte. On le surnomme « l’Ankou » : une entité spectrale au service de la Mort dans la mythologie bretonne.
Tristan a désormais le droit de naviguer sans s’éloigner des côtes, à bord de son Négrier. Il gratte des poèmes et, l’été, fréquente quelques peintres parisiens en villégiature dans la région. Son esprit intrigue, fascine. Dans ce petit milieu, il fait la rencontre d’un jeune comte et de sa maîtresse italienne : Armida-Josefina Cuchiana, dite « Herminie » sur les planches de théâtre. Tristan la nommera un beau jour, sur la mer : Marcelle. Tristan est amoureux et devient le troisième maillon d’un drôle de ménage à trois dont on ne connaît pas l’exacte articulation, si ce n’est que Tristan côtoie en permanence celle qu’il aime dans les bras d’un autre.
Le trio s’en va dorer sous l’art et la lumière d’Italie, Tristan y fait l’acquisition d’une mitre d’évêque. Il se hâte de la ramener, de la faire trôner au sommet de sa silhouette longiligne ; depuis le balcon de la demeure familiale, fier sous sa coiffe de prélat, il dispense à tous les passants des pastiches de bénédictions tout à fait scabreuses. Les bonnes gens sont quelque peu désarçonnés, sans tomber des nues, il faut dire que
« l’Ankou » s’est déjà fait une petite réputation dans le travestissement douteux : en femme, en mendiant, en forçat. Plus largement, on le sait coutumier d’excentricités en tout genre, dont certaines mémorables, comme cette fois où on le vit promener une langouste sur le port, au bout d’une laisse de trente mètres.
Le trio s’en va vivre à Paris et Tristan de jouer gentiment les dandys. Le père lui verse de quoi dandyner, que peut-il faire d’autre pour rendre à son fils l’existence tolérable ? Tristan écrit des poèmes qui ne ressemblent pas à des poèmes. « Je ne connais pas l’art », dit-il, avant d’ajouter : « l’art ne me connaît pas ».
Le père — pas simplement par dévouement paternel, mais aussi parce que, lui, croit au talent de son fils, croit en ses poèmes lus dans la bibliothèque familiale — accepte de débourser une petite fortune pour faire publier à compte d’auteur, dans une prestigieuse maison d’édition, le recueil de poésie de Tristan. C’est un échec complet, indiscutable, indiscuté, tout juste un compte-rendu dans une publication locale. Ce sera l’unique recueil de Tristan : Les Amours Jaunes.
On retrouve Tristan un soir d’hiver, dans une élégante tenue de soirée, inanimé sur son plancher parisien. On le transfert dans un état critique à l’hôpital Dubois. Dès que son état le lui permet, Tristan adresse un mot à ses parents pour les prévenir : « je suis à Dubois dont on fait les cercueils ».
Sa mère le ramène à Morlaix. Tristan y meurt quelques mois plus tard, à l’âge de vingt-neuf ans.
Il meurt bien sûr dans l’anonymat le plus total. Son père, Édouard Corbière, le suivra six mois plus tard, sous une pluie d’hommages.
À la lecture de ce portrait, Tristan Corbière aurait sans doute répondu : De l’âme, — et pas de violon.
Laissons donc de côté sa douloureuse vie de chair, pour dire deux mots de l’autre.
Une dizaine d’années après la mort de Tristan, Les Amours Jaunes tomberont dans les mains de Verlaine qui y verra un chef-d’œuvre ; Huysmans prononcera dans la bouche élitiste de son personnage Des Esseintes un éloge remarqué des Amours Jaunes ; plusieurs décennies plus tard, André Breton l’érigera en livre majeur, précurseur du surréalisme.
Tous salueront ce style inimitable.
Tristan Corbière étire son interminable pipe comme un fil d’araignée de mer, un fil de verre tranchant, tendu à la jonction de mondes — Beauté, Ridicule, Romantisme, Grivoiserie, Fatalité, Drôlerie — qui s’embrassent en oxymores. Il joue les funambules sur cette corde coupante, y fait courir des vers trébuchants, ça tombe tout à fait, mais ça se rattrape de justesse, une seconde d’équilibre puis un entrechat, puis ça s’y enroule en chantant comme un enfant qui s’y lacérerait les mains avant de se redresser d’un coup, sous l’injonction d’une voix du monde, surgie comme une apparition ; toutes ces cabrioles sont déchirantes et un peu comiques, ça danse sur cette arrête de falaise bretonne assaillie par le vent, ça guinche sur la côte antédiluvienne et discontinue, sans chouchen et sans légendes, ça joue à l’autodestruction sur un fil, ça joue sur une ligne d’horizon bleu… spectral.
Bon nombre de ses poèmes ne sont pas faciles d’accès, mais au sein des moins pudibonds qui daignent se dévoiler immédiatement, il y a bien sûr Le Crapaud :
Un chant dans une nuit sans air...
– La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.
... Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif...
– Ça se tait : Viens, c'est là, dans l'ombre...
– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue... – Horreur ! –
... Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière...
Non : il s'en va, froid, sous sa pierre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bonsoir – ce crapaud-là c'est moi.
L’abysse entre la poésie intérieure et la chair plaquée sur l’œil de l’Autre, l’a-t-on jamais colorié avec une ironie plus jaune ?
Le bagne osseux, avec un jaune plus grenouille ?
S.G.